On parle de tissus corporels mais on dit aussi qu’un tissu a du corps. Certains fils auraient même une âme.
Parce que le vêtement est ce qui est le plus proche de nous, celui qui habille le plus grand de nos organes, la peau, il serait temps de s’intéresser de plus près à son Histoire.
Cela fait un moment que je souhaitais écrire cet article.
Je l’écris depuis ma position privilégiée de femme blanche née d’une famille de la classe moyennement aisée. J’ai de la chance. Je reconnais avoir probablement des ancêtres qui ont perpétué les atrocités citées plus bas.
Cet article parle de corps. Ou plutôt, de ce que le travail fait sur les corps. Pas le travail de bureau ou celui derrière un écran comme le mien mais celui de celles et ceux qui fabriquent nos vêtements. De celles et ceux qui ramassent le coton ou qui cousent nos tshirts. Il parle aussi des corps qu’on a déplacés pour faire prospérer cette industrie, de tous ceux qu’on a laissé mourir et qu’on laisse encore mourir.
Pour bien comprendre cet article, il faut retourner au XVIII siècle et survoler l’Histoire du coton.
Crédit photo : Fashion Revolution
L’industrie du coton
Le coton est la fibre naturelle la plus largement utilisée mondialement. En 2021, elle représente environ 24.2% de la production mondiale de fibres.
Le coton gagne en popularité au cours du XVIIIème siècle.
Avant le début de la Révolution Industrielle (1750), la plupart du coton était cultivé sur des fermes familiales en Asie, en Afrique, dans l’empire Ottaman et en Amérique du Sud. Le coton était filé, tissé ou tricoté sur place pour la demande nationale.
Tout au long du XVIIIème siècle, plusieurs inventions successives ont permis d’accélérer considérablement la production, de la filature au tissu fini, centraliser surtout dans la région de Manchester, en Angleterre. La mise en place d’un nouveau modèle, les prémices de la mondialisation et du capitalisme s’installe peu à peu. Le coton importé par l’Angleterre de l’empire Ottoman ou des Indes ne suffit plus. Il faut révolutionner l’agriculture pour que le marché puisse se développer. Pour nourrir les machines affamées anglaises, il faut beaucoup beaucoup beaucoup plus de coton.
La mise en place d’un système avec d’un côté l’Europe, gourmande consommatrice de vêtements possédant le capital et une Amérique productrice de coton commence sur les iles Caraïbennes. Ce que les Européens ne pouvaient pas faire en Inde, c’est d’expulser des populations pour les remplacer par des champs de coton cultivés par des esclaves venus d’Afrique. Chose possible en Amérique dont la colonisation de ses nombreux territoires débute en 1492.
Il faut attendre le milieu du XVIIIème siècle pour que les riches marchands européens et américains envisagent les États-Unis d’Amérique comme le nouvel eldorado du coton.
Le climat s’y prête bien, particulièrement dans le sud où le coton, cultivé par les Premières Nations pousse déjà.
L’avantage majeur qui intéresse les entrepreneurs de l’époque est l’accès facile à la propriété agricole. Comment ? En expulsant les Premières Nations de leur territoire pour permettre de planter le coton en monoculture sur des kilomètres et des kilomètres. Mais le coton étant particulièrement gourmand en nutriments, les sols s’épuisent. Plus les années avancent et plus les territoires s’étendent. Des traités sont signés pour déplacer des populations entières au profit du coton.
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La quantité d’humain•es issue des Premières Nations forcées de céder la place aux plantations de coton est innombrable. Elles ont été forcées de signer des accords cédant leurs terres ancestrales sans contrepartie, le tout soutenu par les gouvernements en place.
Les Creeks, les Chickasaw, les Choctaws, les Cherokee, pour n’en citer que quelques-uns.
Le deuxième fait important, c’est l’accès facile à la main d’œuvre bon marché : les esclaves venus d’Afrique. Jusqu’au début de la guerre de Sécession, le nombre d’esclaves noirs ne cesse d’augmenter. On estime qu’entre 1500 et 1800, plus de 8 millions d’esclaves noirs ont été déportés de l’Afrique vers le continent Américain [1].
Mais au milieu du siècle, la colère gronde. La guerre de Sécession pointe le bout de son nez (1861-1865) aux États-Unis. Elle mènera au traité sur l’abolition de l’esclavage*. L’agriculture du coton étant complètement dépendante de ce dernier, l’Europe commence à s’inquiéter. Pour l’Angleterre, dépendre uniquement des importations américaines devient de plus en plus risqué.
Elle se tourne alors vers l’Inde qu’elle colonise en 1853. Forcer le peuple indien à se soumettre à la production du coton n’est pas chose aisée. En effet, le réseau d’artisanat locale est puissant, la plupart des familles qui travaillent dans ce milieu fabriquent des produits finis et possèdent de petites plantations à échelle humaine. C’est en appauvrissant et en affamant le peuple que l’Angleterre parvient à ses fins. D’après le journal médical The Lancet, 19 000 000 d’Indien•nes seraient morts de la faim dans les années 1890 avec une concentration accrue dans les zones où le coton est planté [2].
Des Caraïbes en Inde, en passant par le Brésil, l’empire du coton s’est construit sur l’utilisation massive des terres ancestrales et de l’esclavage. Le tout contrôlé par colons et le marché européen.
« Without slavery, there would be no cotton. Without cotton, there would be no modern industry. » Karl Marx
Crédit photo : Museum Victoria
On considère souvent la révolution industrielle comme étant celle de la naissance des chemins de fers et des grosses industries comme celle de l’automobile mais on oublie souvent que ce sont les profits réalisés par les riches industriels du textile européens ont ensuite servi à développer ces autres marchés . Et dans bien des cas, ce sont les gouvernements des pays colonisateurs qui ont permis l’expansion des marchés en subventionnant les industries et en passant des lois et imposant des taxes, encourageant ainsi tel ou tel type de développement économique.
Il serait donc faux de dire que le capitalisme serait uniquement fondé sur la privatisation des marchés puisque les États, ont, à de nombreuses reprises, permis et subventionné l’expansion de ces différentes industries.
“Imperial expansion, expropriation, and slavery- became central to the forging of a new global economic order and eventually the emergence of capitalism.” Empire of cotton, A Global History, Sven Beckert
Le XVIIIème siècle nous paraît loin, l’Inde aussi. Mais quand on regarde de plus près, ce système qu’on aurait tendance à trouver abominable n’est pas très loin de ce qui se passe aujourd’hui.
La production indienne
En 2021, l’Inde est le deuxième leader mondial dans la fabrication du coton (derrière la Chine).
C’est en 2002 que fut introduire la graine de coton Bt de Mosanto. Il s’agit de la première graine génétiquement modifiée à être acceptée dans le pays, sélectionnée pour sa résistance à certains insectes. Pour les autres nuisances, un cocktail de pesticides et d’herbicides est appliqué sur la terre en complément. À l’époque, la graine de Cotton Bt apparaît comme la solution miracle pour sauver les plantations. Elle coûte 18 fois plus cher qu’une graine traditionnelle et il est interdit de conserver les semences d’une année à l’autre.
L’ensemble des traitements appliqués sur les sols les abime considérablement, leur santé se dégrade alors rapidement. Une quantité astronomique en irrigation est nécessaire pour permettre à la plante de pousser. Après quelques saisons, seules les graines génétiquement modifiées peuvent être cultivées avec une quantité faramineuse de pesticides. Ce système enferme les agriculteur•trices dans le cercle vicieux de l’endettement. Les graines sont achetées à crédit, remboursées sur la valeur de la culture de l’année suivante. Si la culture est mauvaise, si la sècheresse fait rage comme c’est le cas ces dernières années, les familles se retrouvent endettées à n’en plus finir.
Entre 1999 à 2015, 250 000 suicides d’agriculteurs ont été enregistrés. C’est 1 agriculteur toutes les 30 min . Ironiquement, la méthode la plus utilisée est l’ingestion de pesticide qui, selon les autorités sanitaires, ressemble dangereusement à du Coca-Cola. 2015, ce n’est pas si loin.
Je précise ici le sexe des travailleuses puisqu’en 2021, 79% de la production mondiale de vêtement est assurés par des femmes.
Qu’arrive-t-il à ces corps qui travaillent 6 jours semaine, sans même être autorisés à aller aux toilettes. Ces corps qui travaillent sans relâche pour gagner si peu. Ces corps qu’on oublie puisqu’on ne les voit pas. Malheureusement, les rares fois où on les voit, ce sont sur les civières qui évacuent les blessés d’un immeuble venant tout juste de s’effondrer (cf: Rana Plaza). Vous trouviez que la sale histoire du textile était derrière nous ? Raté.
On parle de plus en plus d’inclusivité dans le monde la mode mais qu’en est-il des personnes qui produisent nos vêtements ? Qu’est-ce que l’inclusivité si on n’y inclut pas aussi celles et ceux qui fabriquent nos vêtements ?
Puisque le monde tel que présenté plus haut est mondialisé, pourquoi ne pas penser l’accès au bien-être et à la dignité de façon globale ?
Cette semaine marque la 10ème Fashion Revolution Week, avec pour thème cette année : MANIFESTO FOR A FASHION REVOLUTION
Crédit photo : Fashion Revolution
On ne peut que soutenir cette initiative qui demande plus d’égalité et de dignité dans la façon dont sont fabriqués nos vêtements :
"Nous aimons la mode. Mais nous ne voulons pas que nos vêtements exploitent les gens ou détruisent notre planète. Nous nous réunissons en tant que communauté mondiale pour faire de notre manifeste une réalité." Fashion Revolution
Pour en apprendre plus sur cette initiative, rendez-vous sur le site de Fashion Revolution.
Crédit photo : Fashion Revolution
NB.: Pour écrire cet article, je me suis appuyée sur les recherches de Sven Beckert (Empire of cotton: A global History) et Sofi Thanhauser (Worn: A people History of clothing).
[1] Empireof cotton, P. 36
[2] https://truecostmovie.com/