J’ai toujours été persuadée que les couleurs avaient un pouvoir immense. Elles permettent d’ajouter de la joie – on voit la vie en rose - de partager un sentiment – avoir le blues – de partager un état de santé – être blanc comme un linge.
Sans savoir pourquoi, j’ai une relation intime avec la couleur rouge orangé. Elle me procure un sentiment de joie immense rien qu’en la voyant dans un livre. Elle gravite autour de moi sans cesse, dans mes vêtements, dans les objets de mon quotidien, dans les objets que le quotidien met sur mon chemin.
Photo crédit : Evie Shaffer
Il existe un terme en japonais, Matou, qui signifie « s'envelopper de l'aura d'une personne, de gentillesse ou encore d'une couleur ». Je l’ai apprise en assistant à une conférence que donnait les designers derrière la célèbre marque japonaise Matohu.
Je crois intimement qu’on peut réparer par la couleur, guérir.
Les couleurs ont un sens, au même titre que les mots que l’on utilise ou encore des types de maille que l’on choisit. On communique à travers nos vêtements et, intrinsèquement, par les tissus qui ont été utilisés pour leur fabrication.
J’ai mis quelques mois avant d’écrire cet article. Ce n’est pas un secret mais naviguer dans les méandres de l’entreprenariat en temps de crise, c’est éreintant. Et dans les montagnes russes, l’écriture a pris le bord. Je m’y remets doucement alors que ma merveilleuse équipe prend le relais. Parce que s’il y a bien quelque chose de fondamental pour moi, c’est la collaboration, le partage et la transmission. Avoir une équipe, des partenaires d’affaires, un entourage bienveillant, c’est une chance qui se travaille et c’est essentiel.
Mais revenons à nos moutons.
Comme chaque année, les intemporels demeurent. Black beauty, blanc, naturel, blue nights. Autant de teintes pour des collections de basics sans prise de tête.
Parmi les couleurs qu’on a ajoutées cette année, il y a Raspberry rose. La couleur rebelle, adolescente. Il y a aussi Tawny port, un savant mélange entre l’aubergine et la framboise. Une couleur que l’on retrouve souvent dans les contes et dans les histoires fantastiques.
Palette des pré-ventes collaboratives 2024
Ce thème, Mémoire, est une ode au souvenir, à la tradition, à l’héritage, à l’attachement émotionnel qu’on porte à nos vêtements. Comme un coffre à souvenirs qu’on ouvre, réminiscence d’une vie passée, comme une petite madeleine de Proust.
Souvenir & Attachement
Le textile est une mémoire, une histoire. Chaque fois que j’évoque mon métier, je récolte une histoire. Souvent une histoire d’enfance, un souvenir.
Photo crédit : Mathias Reding
Parfois, c’est le souvenir d’une grand-mère qui tricotait des bas qui grattent, d’autres fois, ce sont des voisins qui faisaient pousser du lin dans le bas du fleuve.
Il y a une notion essentielle dont on devrait plus souvent parler quand on aborde la question de la transition écologique, c’est l’attachement émotionnel qu’on attache aux objets qui nous entourent et aux vêtements qui nous habillent. Parce que plus on attache d’importance, de valeur, plus les chances sont grandes qu’on en prenne soin longtemps.
« La durabilité c'est confectionner des objets qui valorisent l'amour » selon Matohu
Louise Bourgeois avait un attachement émotionnel très fort à sa garde-robe qu’elle a conservée pendant plus de 20 ans. Elle voyait ses vêtements comme autant de marques du temps de l’avant, comme porteurs des traces de son passé. Au travers de son œuvre, Louise Bourgeois s’intéressait aux émotions et aux traumatismes que nos vêtements portent ainsi qu’au prix à payer pour s’en défaire.
« Clothing is there to be used. Garments are a testament to what has been done in them » Louise Bourgeois[1]
Réparer & Guérir
Si je m’intéresse autant à la mode, c’est en partie parce que je crois que les vêtements ont le pouvoir de nous transformer.
Photo crédit : Montloup
N’avez-vous jamais entendu parler de l’histoire de Peau d’Âne qui pour fuir le mariage incestueux désiré par son père revêtit la peau d’un âne ?
« Toute investiture passe par le vêtement et certaines fonctions en ont davantage besoin que d’autres »
Dans ce texte, Odile Blanc se demande si l’habit fait le moine. Elle fait référence à l’uniforme que porte les prêtres, les magistrats ou encore les médecins : « Ce que fait le vêtement, c’est de permettre à un individu d’endosser un personnage par l’intermédiaire d’une apparence qui transforme son corps réel et en révèle l’essence ». Cependant, si l’uniforme confère certains pouvoir, ne pourrait-il pas aussi en conférer de plus symboliques comme la confiance, l’assurance, la splendeur ?
Investir c’est revêtir. C’est porter sur soi un vêtement nous permettant d’incarner, de porter la peau de quelqu’un d’autre, de quelque chose d’autre.
Ne pourrions-nous pas revêtir la confiance, investir la joie, s’habiller pour se sentir mieux ?
Photo crédit : Cottonbro studio
Julie Grenier, artiste multidisciplinaire inuite, lors d’une conférence sur les liens entre l’artisanat et la résistance parlait de l’importance et de la signification du manteau pour les Inuits. Porter des vêtements faits de la peau d’un animal confère à celui qui le porte la sagesse et les attributs de ce dernier.
Dans l’Histoire de l’art, nombreux sont les artistes qui avaient une relation étroite avec leur garde-robe. Joseph Beuys, par exemple, portait ses vêtements comme on porte un uniforme. Son chapeau avait, pour lui, sa propre personnalité.
Héritage & Transmission
Comment parler de mémoire sans parler de mémoire collective ?
Et matière d’Histoire avec un grand « H », le textile au Québec ne fait pas exception.
Photo crédit : Montloup
Au Québec, au siècle dernier encore, le savoir-faire textile permettait de fournir un revenu à des milliers de personnes. On fabriquait des tissus, on confectionnait des vêtements, on faisait pousser du lin, on filait du chanvre. Et parmi les ouvrier•ères de la chaîne d’approvisionnement, beaucoup d’immigrant.es venus d’Italie ou d’Inde. J’ai appris aux côtés de certains d’entre eux, de ceux qui travaillent encore ou qui sont récemment parti à la retraite.
J’ai déjà écrit un article sur la collaboration intergénérationnelle comme outil pour la transmission des savoirs mais je crois qu’il est important d’en parler à nouveau ici. Nous avons beaucoup à apprendre dans la collaboration que ce soit entre personnes d’âges ou d’origines différents.
Photo crédit : Montloup
Le textile est un savoir-faire millénaire transmis de génération en génération. Et si aujourd’hui on utilise des ordinateurs pour travailler et de l’intelligence artificielle pour étudier, il est bon de se rappeler qu’on utilisera toujours du fil pour se vêtir.
Ces dernières années, on assiste à un regain d’intérêt pour les activités manuelles comme le tricot, le tissage ou la teinture. Ce besoin humain de travailler de ses mains pour reconnecter avec la matière dans un monde toujours plus digitalisé se fait de plus en plus urgent. Il y a aussi un aspect communautaire dans l’artisanat et donc dans l’acte de créer de ses mains un objet utilitaire qui nous permet de nous connecter à l’autre car rare sont les artisan•es qui travaillent seul•e. Souvent, ce sont des éco-systèmes qui nourrissent les traditions d’un territoire ou l’économie d’un pays.
Enfance & Oubli
Photo crédit : Cottonbro studio
Souvent, j’envie les motifs et les couleurs qu’on voit souvent dans les vêtements pour enfant. Comme si les adultes ne pouvaient plus porter de couleurs ou de motifs bariolés. J’aime les rayures, les pois, les couleurs soutenues. Celles qui vibrent et qui mettent de bonne humeur. J’avais envie pour cette collection de mettre en avant ces couleurs qui procurent de la joie. Raspberry rose avec Pale banana, Deep blue avec Pine green. Qu’on puisse jouer avec, les agencer, qu’elles se renvoient la balle en riant.
Travailler sur la mémoire, c’est aussi un peu travailler sur l’oubli.
La mémoire fractionnée, incertaine, floue. La mémoire qui déforme, celle qui nous arrange, qui embellit ou enlaidit au besoin.
Et la première chose qu’on oublie au passage à l’âge adulte, c’est bien l’enfant qu’on a été, c’est cet enfant qui sommeil encore au fond de nous. Pourtant, il y a beaucoup à apprendre de la candeur des enfants. Ils ont cette capacité à trouver de la beauté dans des choses qu’on aurait tendance à penser anodines. Ils savent évacuer leur tristesse, manifester leur joie, aimer sans condition et imaginer. Quoi de plus nécessaire pour affronter le quotidien et les projets les plus fous pour envisager le monde de demain ?
Photo crédit : Cottonbro studio
Pas besoin bien sûr de porter les couleurs les plus voyantes, ni les motifs les plus excentriques pour que nos vêtements nous permettent d’incarner quelque chose de positif. Il nous suffit seulement d’ajouter une petite dose de conscience dans les pièces que l’on porte et d’y mettre un brin de visualisation pour que la magie opère.
« Le faire [s’habiller] relève d’une fabrication qui a quelque chose de magique, puisqu’avant et après le revêtement, la personne n’est plus la même pour ceux qui la regardent. » Vivre habillé, Odile Blanc[2].
Et puisque s’habiller est un art, je propose de finir ce texte par une citation de Joseph Beuys qui dit que l’art est le seul pouvoir politique, l’unique pouvoir révolutionnaire, celui de libérer la race humaine de toute forme de répression :
« Art is the only political power, the only revolutionary power, the only power to free humankind, from all repression »
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Pour écrire ce texte, j’ai lu :
What artists wear de Charlie Porter
Vivre habillé de Odile Blanc, un livre que je ne cesse de lire et relire depuis les 10 dernières années
J’ai écouté une conférence des designers de Matohu dont plusieurs vidéos de leur travail se trouvent sur Youtube
[1] What artists wear, Charlie Porter
[2] Chapitre 9, L’habit fait-il le moine ?