Beaucoup de marques canadiennes et québécoises font la promotion de la fabrication locale. Insinuant souvent une production, par le fait même, éthique, ce phénomène tend à s’élargir avec de plus en plus d’engagement. Il est bien beau de vouloir apporter sa pierre à l’édifice de l’économie locale, mais qu’en est-il de la réalité ?
Photo : Keagan Henman
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’un vêtement fabriqué au Canada n’est pas forcément produit dans des conditions éthiques ou décentes. Il existe aussi des sweatshops au Canada, tout comme aux États-Unis ou en Europe. À ma grande surprise, j’ai découvert cette réalité dans Fashionopolis de Dana Thomas. L’autrice dépeint surtout le portrait des grandes villes manufacturières comme Los Angeles ou New York, mais pour l’avoir entendu de mes propres oreilles, il en existe aussi à Montréal.
Un sweatshop, c'est un endroit où travaille des couturiers (et majoritairement des couturières) dans des conditions déplorables, bien souvent dangereuses et où les droits du travail ne sont pas respectés, en plus de salaires très bas. On pointe bien souvent les pays asiatiques du doigt, et à juste titre car la grande majorité de ces fabricants se trouvent en Asie. En revanche, on oublie bien souvent de regarder ce qu'il se passe chez nous.
Il est important aussi de souligner que le travail de couturiers•ères au Canada est souvent assuré par des femmes immigrées dont certaines entreprises profitent des attentes salariales basses pour les exploiter.
Il faut donc bien faire la distinction entre l'achat local et l'achat éthique.
Photo : Rio Lecatompessy
La fabrication de vêtements a depuis longtemps les pieds dans l’esclavagisme et le colonialisme. Pour ne citer qu’un exemple pas si lointain, l’empire américain du coton s’est construit sur l’esclavage des Noirs.
« Without slavery, there would be no cotton. Without cotton, there would be no modern industry. » Karl Marx
Aujourd’hui si le Canada, comme la majorité de ses compères occidentaux, a perdu la plupart de ses savoir-faire et de ses emplois dans le domaine, c’est parce qu’on a fait le choix sociétal et politique de délocaliser la production manufacturière dans des pays où la main d’œuvre est bien moins chère. On a fait le choix conscient d’aller exploiter des gens à l’autre bout de la planète pour sauver des coûts, pour vendre plus.
En 1991, 56.2% des vêtements achetés aux États-Unis étaient produits dans le même pays. En 2012, ce chiffre est tombé à 2.5%.[1]
Heureusement, il existe des entreprises qui garantissent un espace de travail sain où les normes du travail sont respectées et les salaires décents. C'est le cas des Productions RN dont on salue le superbe travail.
Photo : Reuben Kim
En quoi offrir un salaire décent aux fabricant(e)s de vêtement pourrait aider à résoudre la crise climatique ?
En 2020, au début d’une nouvelle ère, j’écrivais
« Je ne crois profondément qu’aucun de ces matériaux ou solutions [coton biologique, spandex biodégradable, recyclage…] ne pourront sauver l’avenir de la mode sans que l’on s’interroge fondamentalement sur notre façon de produire et sur notre société de consommation qui nous encourage à acheter toujours plus. »
Deux ans et une pandémie plus tard, je n’y crois toujours pas. Ce dont la mode a besoin, c’est d’un changement radical et fondamental.
Selon une théorie que j’ai découverte récemment en préparant cet article, il serait peut-être possible de résoudre la crise climatique en augmentant les salaires des employés.
Photo : Adriana Castillo
Aujourd’hui, j’aimerais parler de cette théorie nouvelle qui consiste à investir dans l’humain[2]. Parce que je la trouve belle et profondément puissante.
Il s’agit d’une théorie pensée par l’environnementaliste Roland Geyer dans son livre :
The Business of Less: The Role of Companies and Businesses on a Planet in Peril
Son idée serait d’augmenter drastiquement le salaire de tous les fabricants et fabricantes de la chaine de production (du champ de coton à la couture finale en ce qui nous concerne) pour réduire l’impact de la mode sur l’environnement. Il explique même que cette action pourrait à elle seule résoudre le problème de l’impact environnementale de la production sur la planète, ou en tout cas, bien plus que de changer les matières premières à partir desquelles nos vêtements sont produits.
Vous vous demandez certainement ce que ça changerait ? Moi aussi, mais figurez-vous qu’en regardant de plus près, la théorie est plus qu’intéressante.
Avant d’entrer dans les détails, il est important de se rappeler ce qu’est l’effet rebond. L’effet rebond est une théorie qui consiste à dire que la réduction de quelque chose entraine forcément l’augmentation d’une autre. Dans l’exemple qui nous intéresse, l’amélioration de l’efficacité énergétique (en utilisant moins de pétrole ou en ayant une production biologique) ne permettrait pas forcément de diminuer l’impact carbone. Au contraire, elle pourrait inciter les consommateurs à acheter plus, le tout en ayant la conscience tranquille. C’est l’idée derrière le programme de récupération de vêtements usagés de H&M qui en échange vous donne un bon d’achat. Vous pensez certainement que votre t-shirt usagé sera recyclé, alors qu’il finira probablement au large d’une plage au Ghana. Encore un bel exemple de colonialisme contemporain.
Mais revenons à la théorie de Geyer.
Le travail exécuté par un humain n’a aucun impact sur l’environnement. Cela s’appelle
En payant davantage les travailleurs, chaque dollar investi dans la main d’œuvre aura donc un impact écologiquement neutre plutôt que d’être investi dans toute autre action avec un impact carbone positif. L’auteur appelle ça l’effet rebond inversé.
Il serait alors possible d'obtenir une croissance économique en centrant notre économie autour des humains plutôt que des marchandises.
C’est fantastique parce que cette théorie réunit deux réalités différentes, soient sociale et environnementale. À mon sens, l’une ne va pas sans l’autre, mais force est de constater que ce n’est pas le « sens » de tous.
Bien sûr, il existe plusieurs contre-arguments à ce concept, mais Geyer rappelle qu’implémenter de nouvelles taxes et politiques pourraient être nécessaire pour que cette théorie fonctionne.
Deux projets d’espoir et d’avenir
Faire évoluer les politiques et réglementations, c’est ce que cherche à faire le regroupement En Mode Climat en France.
En mode climat est une coalition de plus de 300 acteurs du textiles (marques, mais aussi usines, organismes, médias…) réunis pour faire un lobbying vertueux pour lutter contre le réchauffement climatique. Le regroupement s’attaque notamment à l’affichage environnemental ou à la mise en place d’un bonus-malus qui pénalise la fast fashion et encourage les marques les plus vertueuses[3].
Une excellente proposition de loi nous vient aussi tout droit de nos voisins américains.
Il s’agit du FABRIC act qui propose la mise en place de protections pour les travailleurs•euses du secteur mode et textile ainsi qu’un incitatif pour les marques à produire aux États-Unis. Les 5 principaux piliers de ce projet de loi sont[4] :
- Instaurer et faire appliquer un salaire minimum pour les employé•es du secteur
- Accroître la responsabilité des marques et des détaillants dans la lutte contre les violations sur le lieu de travail
- Accroitre la transparence
- Inciter la relocalisation par des crédits d’impôts
- La création d'un programme de subventions de 40 millions de dollars pour la fabrication de vêtements nationaux visant à revitaliser l'industrie
Ça donne des idées n’est-ce pas ?
Pour vous engager au Québec :
Fashion Revolution Canada - https://www.fashionrevolution.org/north-america/canada/
Communauté de pratique – Relance verte / Secteur du textile et de l’habillement
https://concertationmtl.ca/communaute-de-pratique-relance-verte-secteur-textile-et-habillement/
Fibershed Québec - https://fibershed.uqam.ca/
Références :
[1] Fashinopolis, p.5
[2] Could Living Wages Help Solve Fashion’s Climate Crisis? New Research Says Yes
[3] https://www.enmodeclimat.fr/
[4] https://thefabricact.org/